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Féminisme et communisme

Nicole-Edith Thévenin

« Le féminisme rejoint la pensée marxiste »

Entretien réalisé par Mina Kaci - Vendredi, 7 Mars, 2014 - L'Humanité

 ( Philosophe et psychanalyste, Nicole-Édith Thévenin dresse un constat sans concession sur le mouvement féministe, qu’elle estime, aujourd’hui, cantonné à la seule revendication des droits des femmes et à la réclamation. Elle appelle à la création d’une puissance politique capable de s’ancrer dans la lutte des classes, contre le capitalisme et le patriarcat.)

 

On réduit souvent le féminisme à la seule défense des droits des femmes. N’est-ce pas révélateur d’une méconnaissance de la pensée féministe ?

 

Nicole-Édith Thévenin. Au commencement du mouvement, le féminisme ne dissociait pas ­revendication des droits et lutte pour une totale émancipation. En s’en tenant à la simple revendication des droits, on recule idéologiquement et politiquement. Aujourd’hui, le mouvement féministe tourne en rond, s’agite sans se poser la question de ce qu’il est devenu. Il lui manque la prise qui lui permet non seulement de résister dans le courant, mais, surtout, de résister au courant. Il est nécessaire de se battre pour les droits fondamentaux, aussi bien pour l’égalité que pour être sujet de droit à part entière. L’ambiguïté de ce combat est d’être obligé de passer par le droit de propriété de soi-même – mon corps m’appartient – pour pouvoir revendiquer la capacité de dire « oui » ou « non » et décider ainsi de son propre destin. Il doit donc s’inscrire dans le système juridique dominant. Comme le mouvement ouvrier, le mouvement féministe est marqué par la contradiction consistant à revendiquer des droits nécessaires, et en même temps d’avoir une position politique de remise en question de toute structure politique et idéologique de domination et d’exploitation.

 

Le mouvement féministe ne sait plus, aujourd’hui, dépasser cette contradiction ?

 

Nicole-Édith Thévenin. La «démocratie» n’est pas un simple concept. C’est une structure de pouvoir qui se fonde sur un système de ­représentation qui assure la reproduction d’un appareil d’État. Celui-ci est là pour maintenir et la soumission des classes exploitées et la soumission des femmes au système patriarcal, tout en leur assurant des modes d’expression qui ne mettent pas en cause la reproduction de l’ensemble. Les partis et syndicats se sont construits sur ce modèle et malgré leur soutien au « féminisme », rien ne bouge quant à la ­reproduction idéologique d’un « machisme » inhérent à leur fonctionnement, donc invisible. Il y a certes des avancées, grâce aux luttes des femmes, mais il reste que la structure générale ne change pas. Si bien que, selon les rapports de forces en cours, cette structure peut revenir sur les droits acquis. C’est pour cela que je ­dénonce l’illusion étatique et démocratique. Les féministes elles-mêmes sont prises dans cette illusion juridique consistant à croire qu’une fois les droits inscrits, elles ont gagné. Dans cette lutte, toute avancée est précaire et nous oblige donc à constituer un mouvement politique.

 

La structure patriarcale est, selon vous, à la base de toute forme sociale de la domination ?

 

Nicole-Édith Thévenin. Une structure modèle le champ politique et social, et donc la subjectivité. La forme patriarcale de la domination dans la famille est la première forme de ­domination et soutient toutes les autres formes. Elle vient articuler jusque dans le privé les formes subjectives et structurelles du pouvoir. Aujourd’hui, on ne théorise plus la question du pouvoir comme appareil d’État, comme a tenté de le faire Louis Althusser, à la suite de Marx, en mettant l’accent sur les formes de sa reproduction, entre autres dans sa théorie des appareils idéologiques d’État. Si bien que l’on a tendance à s’en remettre à l’État et au droit comme ultimes recours et même à vouloir reconstruire la famille, c’est-à-dire à vouloir reconstruire l’absolu juridique de la protection au détriment de sa propre prise en charge ­politique. Ce qui nous fragilise face à un pouvoir qui peut revenir sur ce qu’il accorde.

 

Pour vous, le recul du poids idéologique des féministes est un signal que la bataille idéologique est perdue pour tout le mouvement social ?

 

Nicole-Édith Thévenin. Elle est perdue pour le mouvement social radical. Elle est perdue pour tous ceux, progressistes ou révolutionnaires, qui ­veulent abolir les systèmes de pouvoir, que ce soit au niveau de la structure patriarcale, capitaliste, du racisme, de l’homophobie… en fait, tout système de pouvoir qui engendre la mainmise sur les groupes, les classes ou les individus. Je ne vois pas comment on peut s’émanciper en laissant les structures de domination en place. La structure patriarcale ne se réduit pas au système capitaliste, elle a existé bien avant. Mais ce dernier l’a incorporée pour sa propre reproduction. Ce qui fait que l’idéologie de la libération des femmes rejoint la libération de l’individu. Mais en n’allant pas dans le sens de la destruction du capitalisme, les femmes luttent, de fait, pour leur propre pomme et revendiquent d’être dans le pouvoir comme les hommes. Elles s’intègrent dans le système tel qu’il existe. Or, comme le mouvement prolétarien, le mouvement féministe a trouvé dans l’exploitation et la domination des femmes les forces de sa radicalité. Le féminisme radical rejoint la pensée marxiste, plus même, un tel radicalisme est le moteur de la révolution.

 

Le féminisme et le marxisme ne peuvent donc être que liés, selon vous ?

 

Nicole-Édith Thévenin. Évidemment. Le marxisme est la seule théorisation qui s’entête à montrer comment fonctionne un appareil d’État et que donc, pour s’en libérer, il faut le détruire. Le capitalisme comme le patriarcat peuvent intégrer des avancées qui leur permettent de survivre. On ne peut se libérer de l’un sans se libérer de l’autre.

 

Pourquoi affirmez-vous que le féminisme, en tant que mouvement, doit se confronter à la « duperie de soi » pour saisir le processus de la reproduction ?

 

Nicole-Édith Thévenin. Je parle là du processus d’assujettissement qui concerne tout un chacun. Être dans l’opposition peut nous faire croire que nous échappons à l’idéologie que nous combattons. Or, tout sujet est divisé entre son désir de se libérer et un désir inconscient d’être « assujetti » à un pouvoir structurel qui en même temps nous donne de quoi être ­reconnus. Nous reproduisons tous donc à notre insu la pensée dominante, ses formes sociales et politiques. Nous sommes pris dans cette contradiction. S’opposer, réclamer nous donne bonne conscience et circonscrit un terrain bien balisé. C’est nécessaire, mais c’est en même temps une duperie, car on ne se met pas à ce travail de déliaison incessant qu’il nous faut mener pour nous séparer de notre propre aspiration au pouvoir. D’où d’ailleurs l’éclatement du mouvement où tout le monde veut avoir son « chez soi » associatif, institutionnel. C’est là où la psychanalyse nous est précieuse. Elle interroge l’être qui ne se sent pas bien avec lui-même. Elle signale qu’il y a un malaise qui est dans la duperie de soi. On reproduit quelque chose qui ne va pas avec nos exigences internes. La psychanalyse nous permet de faire la différence entre ce qu’il en est du besoin immédiat et ce qu’est un « je » qui ne renvoie pas au narcissisme mais, comme le dit Lacan, au mouvement de ne pas céder sur son désir. La psychanalyse consiste à libérer des fausses identités, du moi idéal, comme dit Freud.

 

Le mouvement féministe, comme le mouvement social en général, est tombé, affirmez-vous, dans le piège du capitalisme qui tente de réduire l’individu à des besoins. C’est ainsi, dites-vous, que les appels à la mobilisation contre l’austérité et pour les seules revendications économiques sont illusoires…

 

Nicole-Édith Thévenin. Il faut revenir à la question de la lutte des classes. Ce que nous ressentons, c’est avant tout cette implacabilité de la lutte des classes, l’implacabilité de la reproduction patriarcale. Nous sommes interpellés alors comme sujet politique lié directement au sujet de l’inconscient. Le sujet du désir c’est le sujet de la création, le sujet de l’émancipation. C’est pour cela que la psychanalyse est fondamentale. Ce sont ces sujets-là que l’on voit en analyse. C’est la personne qui, tout en se racontant des histoires, est prête à réexaminer tous ses « attachements », toutes ses certitudes. On n’est pas dans l’idéal du genre humain. Cela vient chercher le sujet dans sa force d’opposition, sa force de négation. Je me souviens des grandes manifestations de Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne présidentielle de 2012. Il y a chez lui de l’institutionnalisé, comme chez tous les politiques, mais aussi une parole directe, qui s’adresse au rebelle. Les gens se sont reconnus, non pas dans l’individu institutionnel, mais dans le sujet radical, dans l’individu qui pense. On a vécu la même chose, en 2005, au moment de la consultation sur le TCE. Nous avons été « mobilisés », parce que nous retrouvions une parole libre qui allait à la racine des choses, qui instituait des lignes de partage, un mouvement passionnel… Question de vie et de mort. Aujourd’hui on nous demande juste de « résister ». C’est fatigant et sans lendemain.

 

Le mouvement féministe doit-il dresser un bilan sans concession sur lui-même et analyser sa stratégie face aux rapports de forces ?

 

Nicole-Édith Thévenin. Le féminisme s’est intégré dans les institutions. Il se contente aujourd’hui de réclamer. Il a perdu sa force d’opposition radicale. Marie-Josèphe Bonnet, dans son dernier livre, Adieu les rebelles ! (1), analyse lucidement la confusion idéologique dans laquelle les ­féministes (et les homosexuels) se sont enfermées en abandonnant l’idéal d’émancipation pour un idéal juridique d’intégration des petits moi au nom de tous… Il faut former une puissance si on veut éviter que l’histoire ne soit éternelle répétition. On ne peut s’en tenir au bilan des « acquis » perdus. On ne récupérera pas sur la base de l’ancien, sur l’État en l’améliorant. Il faut faire un bon en avant. Le mode de production capitaliste se perpétue en construisant les sujets dont il a besoin. Mais, comme le dit Foucault, sa domination n’est aussi domination que par rapport à un sujet ou des masses supposés ­capables de se soulever. Mais au lieu d’accentuer l’écart, nous nous efforçons de coller à ce qui nous ­assujettit, d’en réclamer la reconnaissance. Et la protection. Or, s’il nous faut déployer une ­dialectique entre conquêtes immédiates et processus révolutionnaire, ce ne peut être que du point de vue du communisme, comme surdétermination idéologique et ­politique. Ce n’est pas la Révolution française, qui s’est bâtie sur l’exclusion des femmes, qui doit être notre filiation, mais la Commune de Paris. Là-dessus, Badiou a raison et on ne saurait lui reprocher de cultiver le mythe du grand soir. Le mouvement doit être communiste ou ne pas être.

 

À vous entendre, on croirait que le féminisme et le communisme sont de simples synonymes…

 

Nicole-Édith Thévenin. La structure de domination sur les femmes est un impensé de la lutte révolutionnaire. C’est un impensé de tout homme et de toute femme, car on a tous été élevés dans ce bain. Si on reproduit par nous-mêmes l’évidence qu’il y aurait une inégalité naturelle entre les sexes, qu’il y a une nature femme, appelée à être naturellement dominée et appelée à faire certaines tâches et à reproduire les rôles, eh bien un processus révolutionnaire échoue à se concrétiser. La théorie féministe vient interroger non seulement la structure, mais aussi bien l’idéologie qui modèle notre subjectivité. Et la « guerre des sexes », ce ne sont pas les femmes qui la mènent, mais bien les hommes… Ce n’est pas pour rien qu’Engels déclarait que le niveau d’une civilisation se jugeait à la place qu’occupent les femmes dans la société !

 

Le féminisme et le communisme sont les deux pieds du même corps ?

 

Nicole-Édith Thévenin. On ne peut penser le ­communisme sans penser le féminisme. Le féminisme fait partie intrinsèque du mouvement communiste. Il conditionne le devenir révolutionnaire de la révolution qui, sinon, se transforme en contre-révolution. Si le mouvement féministe ne se réveille pas au niveau politique et ne retrouve pas sa radicalité et son autonomie, s’il ne se forme pas au niveau de la lutte idéologique et théorique, il en reprend pour mille ans, et le mouvement révolutionnaire avec. Mais après tout, n’avons-nous pas dit que rien n’est acquis ? Mais à quel prix ?

 

Nicole-Édith Thévenin, philosophe et psychanalyste, est également poète. Elle est l’auteure d’articles et d’ouvrages sur Marx, Althusser, l’Ecole de Francfort, K. Popper. Dernier livre paru : le Prince et l’hypocrite, éthique, politique et pulsion de mort, éditions Syllepse, 2008. Ce texte tente de repenser les liens entre Freud et Marx. Nicole-Édith Thévenin a fondé le mouvement féministe et communiste, "Elles voient rouge". Une articulation, selon elle, précisait que la structure patriarcale « surdéterminait » la lutte des classes. Une prémisse théorique qu’elle et ses camarades tiraient de « la pratique même des luttes, leur semblait en retour avoir des effets incalculables sur la pratique », note-t-elle dans l’ouvrage le Pouvoir a-t-il un sexe, publié par la Fondation Gabriel-Péri.

A propose de l' important article de la camarade Thévenin (D.C.O)

 

Nicole Edith Thévenin, aborde ici la question du patriarcat comme instance systémique, celle d’un Appareil Idéologique d’Etat familial. Son poids et rôle d’instance dynamique dans la reproduction des rapports de production au sein de l’unité (économique, idéologique etc.) familiale, une famille qui existe et vit sous le capitalisme.

Il y a bien selon elle une dynamique antérieure, propre au patriarcat qui favorise les sociétés de classes comme le rappel Engels dans « L’Origine de la propriété privée de la famille et de l’Etat », la lutte des genres est donc une lutte structurante dans la mesure où elle se déploie de façon diachronique comme source première et elle appelle en tant que telle, une résolution à caractère progressiste.

 

Cependant le républicanisme et le social-démocratisme ne sont pas des alternatives suffisantes, ils n’offrent que des solutions tronquées (le droit des femmes pour le républicanisme et donc le seul recours à L’Etat de droit et aux mesures de caractère juridique qui impliquent la permanence de l’Etat capitaliste comme de tout Etat. La répartition, la satisfaction des besoins, l’Etat social pour le social-démocratisme.)

 

Seul le communisme peut aider à la résolution des contradictions, car à la différence du féminisme bourgeois il ne biologise pas la dimension sociale de la résolution de cette contradiction, il ne psychologise pas l’altérité, en se maintenant à la surface d’une relation patriarcale, mais au contraire il lui rend une profondeur symbolique contenu dans la psychanalyse comme rapport (inconscient individuel nœud de l’inconscient familial, inconscient collectif comme forme structurante de l’idéologie, mais aussi prise en compte par le sujet des phénomènes de domination liés à son désir naturel de pouvoir).

 

Le mouvement féministe comme le mouvement ouvrier trouvent dans la division du travail la source de la résolution de leurs contradictions. C’est par la remise en cause des statuts, des fonctions, et des rôles qu’une solution à la crise de l’A.I.E familial peut être trouvée.

L'Apport théorique de la camarade Thévenin dans la lutte contre l'opportunisme et le Révisionnisme

" Issu d’une ère de paix l’opportunisme est le fruit de la légalité, du coup « la démocratie devient le moyen pour établir le socialisme en même temps que la forme de sa réalisation ». « Toute conquête démocratique est la voie vers le socialisme ». Autant de thèses défendues par Bernstein. « par l’étendu du secteur public, par la reconnaissance et l’extension des droits politiques et syndicaux, on peut constituer un contre- pouvoir démocratique (communes, départements etc.) qui grignoterait le capitalisme et le pouvoir d’Etat de l’intérieur, pour instaurer une véritable démocratie synonyme du socialisme.

 

De quoi l’opportunisme est-il le symptôme : du légalisme de la peur de l’affrontement avec le capitalisme parvenu au stade de l’impérialisme.

Refusant le changement et la révolution, l’opportunisme analyse le futur et le présent avec les yeux du passé.

 

- Pour faire face à la dictature de la bourgeoisie, elle opte pour la démocratie « pure »,

- Pour faire face au stade du monopolisme de l’internationalisation du capital, elle rêve d’une époque de non-monopolisme (échange pur, défense de la propriété pure, de la petite production pure) …

 

Il s’agit d’étudier la situation concrète, il est clair que dans les pays occidentaux, ni la question de la révolution démocratique, ni la question nationale ne se posent, car il y a longtemps que ces deux questions ont été résolues chez nous. Ce qui se pose donc, je veux dire la question actuelle, c’est la question de la révolution prolétarienne. Car le stade de l’impérialisme ne nous permet pas d’avoir « des regrets ». Il est un progrès décisif sur l’ancien capitalisme (le capitalisme libéral), par la socialisation des forces productives, les barrières nationales qu’il fait sauter et le développement des contradictions de classes.

La seule réponse alors à l’impérialisme c’est la révolution prolétarienne et non « l’anti-monopolisme démocratique ». Et le point de vue du prolétariat, le point de vue de l’internationalisme de la classe exploitée internationalement. C’est pourquoi aussi toute « démocratie » (vestiges dans le socialisme du capitalisme) ne peut aujourd’hui se poser que du point de vue de la révolution prolétarienne c’est-à-dire de la Dictature du Prolétariat, et sa propre disparition comme démocratie.

 

Ce regard en arrière, c’est ce par quoi commence la critique de Lénine envers Kautsky, Kautsky se tournent vers le XVIIIe siècle. Il compare et confond la lutte contre la féodalité et l’absolutisme avec la lutte contre la bourgeoisie impérialiste. Il rétrograde objectivement du capitalisme monopoliste au capitalisme non-monopoliste, et c’est pourquoi il prêche la « démocratie pacifique », détournant ainsi les masses des antagonismes aigus.

 

C’est pourquoi le révisionnisme reprend le mot d’ordre, aujourd’ hui , de :

 

« rénovation » par le prolétariat de la démocratie, c’est-à-dire de 1789, « trahie » par la bourgeoisie. C’est l’idéologie de la démocratie « pure »."

 

        in "Révisionnisme et philosophie de l'aliénation" 1977 N.E Thévenin- Bourgeois éditeur

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