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Nicole-Edith Thévenin

" POUVOIR DE L’IDEOLOGIE, EPREUVE DE LA CRITIQUE POUR UNE RECONSTRUCTION DU MOUVEMENT FEMINISTE"

Quel est l’appel que j’aimerais lancer ici? Quel appel qui tienne compte de la conjoncture politique, idéologique et économique pour que cette conjoncture soit pour nous une chance de rebondir au milieu de la régression politique et du désastre social? L’appel à réanimer un mouvement. Le mouvement de libération des femmes. Qu’est-ce ça veut dire? Un mouvement ça peut tourner en rond et tourner rond, ne pas changer d’orbite. C’est, il me semble, là où nous en sommes. On s’agite, on revendique beaucoup, toujours en parcourant les mêmes traces, et dans certaines limites, dans un horizon clôturé. Manque la prise qui nous permette, non seulement de résister dans le courant, mais de résister au courant et de changer de courant, d’interrompre, de prendre une autre direction qui fasse sens, nous désenglue de la tristesse ambiante.

 

Car un mouvement ça peut aussi emporter, déporter, forcer un chemin. Forcer un chemin c’est pratiquer une ouverture là où rien n’était prévu, là où tout s’oppose, ouvrir sur des horizons nouveaux. Cela suppose avoir l’intelligence d’une situation. Avoir l’intelligence d’une situation, c’est pouvoir la comprendre à partir d’une pensée, d’un point de vue extérieur à la pensée dominante, d’une position non pas statique, mais une position en mouvement qui se donne avec le but , les moyens d’y parvenir.

 

Mouvement de libération des femmes dit position politique et idéologique pour mettre en mouvement. Par rapport à quoi? Et pour quoi? Pas de mouvement sans théorie de la pratique, une pratique qui revient sur elle-même, se pense, s’autocritique. Car sans théorie, pas de chemin à construire mais une marche hasardeuse, qui se laisse sans le savoir, séduire par les discours dominants. Sans théorie qui donne la compréhension de l’ensemble, et du coup les lignes de démarcation et la ligne de fuite, il y a un tourner en rond où l’on croit avancer, alors que la répétition devient la forme invisible de notre impuissance.

 

Le mouvement féministe ne se réduit pas à des associations, des partis... ni à des revendications dans un cadre donné même s’il les inclue. Mais il les inclue à la condition d’être ce qui les porte, les emporte au-delà d’eux-mêmes. Le mouvement féministe est apparu comme mouvement, quand il s’est donné un mot d’ordre politique et est rentré dans la bataille idéologique. Quand, en de ça du droit et au-delà du droit, il s’est posé comme remettant en question non pas seulement des places dans une structure, mais la structure elle-même, la structure patriarcale. Quand il s’est donné en un mot “l’intelligence de la chose”. Cette intelligence de la chose, nous l’avons perdue avec le reflux des luttes sociales et politiques, avec la crise du mouvement ouvrier, le triomphe du capitalisme libéral et avec, l’enterrement toujours annoncé de Marx et de Freud.

 

Alors l’idéologie juridique et l’économisme qui l’accompagne sont devenus prédominants. Et avec, ce que j’appelle le fétichisme de l’Etat et de la démocratie (portée par l’assomption de l’idéologie juridique). Nous nous battons plus pour une intégration dans les cadres donnés, que pour la remise en question de ce cadre lui-même, qui impulserait une prise de conscience de la réalité des antagonismes et des contradictions qui sont à l’oeuvre. En cela nous suivons la pente générale de tous les partis et mouvements de “gauche”. Les rapports de force ne sont pas en notre faveur, dés lors nous sommes enclins à nous soumettre à ce qui nous semble impossible à briser, quitte à vouloir le “transformer”. Ce que nous ne cessons de réclamer, l’”extension” de la démocratie, la démocratie “restaurée”, ne change pas la nature de la démocratie telle qu’elle s’exerce dans le système bourgeois, elle ne change pas la structure patriarcale telle qu’elle fonctionne en tant que structure. Se battre pour avoir sa place, des droits, une reconnaissance légale, vouloir ainsi élargir l’espace démocratique est nécessaire, indispensable, il y va de notre vie quotidienne. Mais lorsque cela crée l’illusion que nous gagnons du terrain et que le système va changer, bien que tout l’appareil d’Etat et les institutions qui vont avec, restent en place, alors c’est que nous avons perdu la bataille idéologique et que les batailles gagnées nous font perdre la guerre. Le recul des droits des femmes et de leur poids politique et social nous le signale.

 

Car le propre de la démocratie bourgeoise est de fluctuer sur les bases du rapport de forces dans la lutte des classes, et cette fluctuation, selon les tendances et contre-tendances, est toujours réappropriée en dernière instance au profit de la classe au pouvoir et du procès du capital, c’est-à-dire au profit de l’exploitation et de la marchandisation des êtres humains, de la destruction du monde. N’oublions pas que la démocratie est née en Grèce à partir d’un rapport de classes (l’esclavagisme). Analyser la reproduction du capitalisme, ce n’est pas s’en tenir à l’économique, mais c’est penser en même temps la fonction et le fonctionnement de la démocratie comme appareil idéologique et politique qui assure la reproduction des modes de soumission, en voilant les intérêts réels qui s’y jouent.

 

 

Comment engager alors un autre processus démocratique ? Pour le penser, il nous faut revenir au lieu historique d’une vérité qui s’est imposée et à briser ce fétichisme juridique et étatique pour s’établir dans un ailleurs absolu, la Commune de Paris. La Commune de Paris, tirant la leçon des défaites de la classe ouvrière qui, à chaque révolution, servait de marche-pieds à la classe bourgeoise dont elle observait la légalité, s’est établie ailleurs, fondant par son existence même un autre espace politique, en rupture avec l’espace politique de la bourgeoisie. Dés lors, elle a donné le sens des révolutions prolétariennes. Marx nous le rappelle dans Les luttes de classes en France. Le sens des révolutions prolétariennes, ne se donne pas dans la prise de pouvoir pour faire fonctionner la machine d’Etat au profit de la classe prolétarienne, mais dans le fait de briser la machine d’Etat, de changer les rapports de production et inventer un autre fonctionnement de l’organisation sociale qui mettrait fin à la lutte des classes, où l’égalité fonde la liberté réelle. Ce qu’il théorisa sous le concept de “Dictature du prolétariat”. Le mot de Dictature fait peur aujourdhui, après l’expérience des pays dits “socialistes”, qui n’avait rien de communiste. Mais il est nécessaire d’en rappeler le sens (et de dépasser ainsi le terrorisme intellectuel exercé sur la théorie marxiste), lorsqu’il est inscrit dans le concept de “Dictature du prolétariat” : non pas prise de pouvoir pour la répression, mais destruction de tout pouvoir, extension de la démocratie réelle à partir d’un terrain nouveau. Qu’il y ait alors antagonisme exacerbé entre les classes, demande d’en traiter la résolution dans un rapport de force populaire. En ce sens le communisme est le nom de ce mouvement qui ne donne pas le pouvoir à une classe, la classe prolétarienne, mais qui tend vers la mise en commun comme nouvelle pratique de la politique, et construction d’un nouveau mode de production

 

Prolétariat est le nom de cette puissance de mise en mouvement. Dans ce sens il est mouvement populaire, en tant qu’il appelle toutes les classes sociales ayant une expérience propre de la domination et de l’exploitation, à se fédérer dans un processus commun de libération. De même que le féminisme n’est pas prise de pouvoir des femmes pour inverser une domination, mais formation d’une puissance pour détruire toute prise de pouvoir d’un sexe sur l’autre, qui est le pouvoir de base constitutif de tous les pouvoirs. C’est en quoi il est mouvement de libération. Feminisme et communisme sont liés nécessairement. Ils sont dans l’engagement d’un processsus révolutionnaire qui ne peut se contenter d’améliorer les structures d’assujettissement. Peut-on s’émanciper réellement si on ne se libère pas en même temps de ce qui nous maintient en minorité et/ou en esclavage? C’est pour cela que s’en tenir à la question de la “parité”, en réclamant le partage du “pouvoir”, ne résoudra ni la question de l’égalité ni la question de l’émancipation.

 

Il y a toujours eu dans le mouvement féministe plusieurs courants. Mais ce sont les courants les plus radicaux qui marquent la tendance d’un mouvement à sa naissance. Car il est ce qui disjoint l’ensemble, le fait craquer, force le chemin pour sa naissance. Puis avec son établissement, son intégration dans les institutions, à l’épreuve du temps et des contre-tendances, ce sont les courants les plus réformistes, les plus tièdes qui vont marquer la tendance. Tel est le pouvoir de l’idéologie dominante et des appareils dans lesquels elle se constitue et se transmet. Elle s’impose à notre insu, dans tous nos petits renoncements qui nous font céder à la fin sur l’essentiel. Or les courants les plus radicaux qui étaient nés du surgissement des mouvements dits “minoritaires”, étaient aussi liés à la pensée de Marx et de Freud, même s’ils ne s’y rattachaient pas directement. Car toute la critique sociale et politique, y puisait son renouvellement et sa force théorique. En dehors des partis et contre les partis.

 

C’est que la révolution sociale et politique était l’horizon partagé, que penser la relation des hommes et des femmes comme “rapports sociaux de sexe”, c’était les penser sous le concept de structure patriarcale. Ce concept nous donne les moyens de comprendre comment cette structure est à la base de toutes les formes sociales de la domination, puisqu’elle est la première forme et la forme fondamentale de l’appropriation privée, celle des corps, du corps sexué. Cette Division sexuelle comme mode de production spécifique, traverse et structure tous les autres modes de production (appareil d’Etat, partis, syndicats, toutes les institutions...). Par son universalité on peut dire qu’elle fait des femmes une “classe” exploitée. Aussi La domination du capitalisme intègre, pour sa reproduction, la structure patriarcale qui a existé bien avant lui. Et pourtant c’est pour la nécessité de son exploitation qu’il a libéré (contre le pouvoir patriarcal), toutes les forces de travail, femmes et enfants compris, inaugurant ainsi l’universalité de son extension. Mais la division sexuelle du travail lui permet d’amoindrir les forces qui pourraient s’opposer à lui, en exacerbant les conflits entre les hommes et les femmes. Il tire de plus profit d’une force de travail au rabais, qui se doit de réparer, soigner la force de travail masculine.

 

Pour théoriser la “liaison spécifique” de la lutte des classes et de la lutte contre le patriarcat, nous avions avancé (le groupe d’”Elles voient rouge”)dans Feminisme et marxisme(I), le concept de “surdétermination” pour montrer comment dans tout processus révolutionnaire, la lutte contre le patriarcat est la lutte qui fonde, surdétermine le sens de la lutte des classes. Cette liaison ne pouvait donc être pensée dans la forme de l’extériorité, mais sous la forme de la détermination “en dernière instance” (c’est-à-dire la plus déterminante même si elle n’est pas la cause directe), car elle dessine le destin d’une révolution: qu’une domination des hommes sur les femmes soient maintenue, et c’est toute la hiérarchie et le système de la domination qui se maintient et se reconstruit, annulant le procés de la révolution. Poser la question de la relation entre les femmes et les hommes comme constitutive du devenir révolutionnaire de la révolution, c’est faire entendre qu’on ne saurait séparer ce devenir, du “devenir révolutionnaire des gens”(G.Deleuze), de la transformation de la subjectivité (des hommes comme des femmes), dans son désir d’avoir le pouvoir, c’est-à-dire dans les formes de sa jouissance. Mais c’est aussi mettre l’accent, sur le fait que la lutte contre le patriarcat ne peut elle-même se déployer, que dans le sens de la fin des classes sociales, et de tout système d’emprise sur l’autre pour le dominer ou le dévaloriser. Ça veut dire à l’horizon, défaire le mode de production et donc les rapports de production dans lesquels nous vivons, détruire l’appareil d’Etat qui constitue le socle de sa formation et de sa pérennisation. La théorisation du système patriarcal, appelle à penser sa destruction dans l’horizon du communisme. Seule la théorie marxiste nous permettait et nous permet toujours aujourd’hui, d’être aussi hardies et radicales. Nous écrivions dans Feminisme et Marxisme que le “retard historique” des femmes imposé par la structure “leur donne en même temps un point de vue hors système, qui est un point de vue révolutionnaire”.

 

Or le mouvement féministe a perdu cette analyse d’ensemble, cette position politique, pour se replier sur des espaces plus identitaires, plus locaux, où prédominent la dénonciation des discriminations, des inégalités, des violences faites aux femmes donc la revendication de droits, laissant tomber l’analyse de la production et de la reproduction du système, et du même coup, toute visée révolutionnaire. Passant ainsi d’une position relevant de la fonction symbolique à une position soumise à une fonction imaginaire. On se bat pour interpréter ce que voudrait l’Autre en collant au système pour l’interpréter, alors que le système ne nous a jamais aussi mal traitées! La prise en compte de la construction des identités et du sujet est nécessaire, elle a réinterrogé la théorie marxiste et permit de re-penser la dialectique subjective de la révolution Elle fait aussi partie de la question essentielle de la reproduction d’un mode de production, la reproduction de l’idéologie dominante que Gramsci théorise sous le concept d’Hégémonie, Althusser sous le concept d’Appareils Idéologique d’ Etat ou Bourdieu sous le concept d’Habitus et qu‘une partie du mouvement féministe a voulu rendre visible sous la catégorie sociale de “Construction du genre”. Mais l’idéologie “identitaire” hégémonique aujourd’ hui, efface la structure et les rapports sociaux de pouvoir, au profit de la seule analyse de la relation entre individus ou groupe, ou communauté ou construction du genre laissant tomber la question politique au profit d’aménagements d’espaces de reconnaissance, au profit de la considération du “local”. Le féminisme, s’il garde toujours une certaine “raison” subversive, forçant la pensée et la pratique à s’affronter à une question à chaque fois déniée et scandaleuse, y perd sa dimension révolutionnaire.

 

Dans un travail d’enquête qu’elle a mené auprés d’étudiantes sur “les représentations du féminisme” Sandrine Moeschler note qu’à la question “qu’est-ce que le féminisme?”(2), la plupart des étudiantes répondent: “reconnaître ou défendre le droits des femmes”, “valoriser les femmes”, “faire avancer la cause des femmes”, “sans partir du constat de la subordination des femmes aux hommes ou de l‘oppression commune qu’elles partagent”. De même que la revendication, “A travail égal, salaire égal”, n’implique pas forcément chez elles une “conscience de la division sexuelle du travail”. Donc on se focalise sur ce qui concerne les femmes en tant que groupe, catégorie “défavorisée”, sans comprendre la relation sociale qui définit leur rôle et leur identité ainsi que leur statut, sans voir le lien à l’ensemble. La question des femmes reste donc localisée à certains problèmes. Or lorsqu’on parle de “relations sociales” on ne parle par de relations interindividuelles, mais de relations de production au sens marxiste du terme, fondées sur des rapports de production spécifiques qui déterminent les relations interindividuelles.

 

Se référer à une structure évite aussi de s’en prendre aux hommes comme individus -même si chaque femme se confronte dans l’intimité et dans sa tête, à un homme dont elle doit se libérer et pas seulement qu’elle doit accuser !-pour montrer comment hommes et femmes sont assignés à leur place respective. Que les hommes en tirent profit et jouissance parce qu’ils occupent une place de pouvoir, c’est la force de constitution subjective d’un mode de production, qui fait que les hommes reproduisent ce mode par eux-mêmes, escamotant ainsi la réalité de leur propre condition, leur soumission à la figure d’un Maître. Que les femmes y trouvent aussi profit et jouissance, montre comment ce système sait mobiliser le psychique des individus sous la forme de la “duperie de soi” et des formes du désir. C’est aussi à cela que le féminisme, en tant que mouvement, doit se confronter et qu’il doit analyser, pour saisir le processus d’une reproduction qui ne saurait se réduire à de simples inégalités ou de manquements au droit, mais questionne toute la dialectique entre champ social et champ psychique, leur prise réciproque(3). Analyser le processus d’assujettisement permet de mener la lutte idéologique et politique à tous les niveaux, de lier le local au général. Et cette lutte on le voit, ne saurait se réduire aux “dénonciations”, mais doit inclure un travail d’analyse critique d’un système de production et de représentation, à la base. Elle requiert du même coup la théorie freudienne de l’inconscient que la théorie du genre a parfois tendance a laisser de côté, en effaçant la question de la différence des sexes (dans la prise “imaginaire” de l’avoir ou pas) au seul profit d’une construction sociale et que les dits “marxistes” ignorent superbement...Reste que la “différence” ne saurait être pensée en termes de rôles dévolues mais en tant que possibilité de rencontrer l’autre irréductible.

 

Que les femmes aient à s’émanciper et à se soulever contre toute forme de pouvoir, et partant contre la forme patriarcale de leur propre exploitation et domination, ne veut pas dire qu’il y ait d’un côté les bons et de l’autre les méchants. Tout sujet est divisé entre le désir de se libérer et son acceptation de l’ordre dominant, comme forme d’intégration d’une reconnaissance. Efficacité d’une hégémonie culturelle et sociale, qui n’appelle pas seulement une soumission ou une répression, mais construit les individus dans leur identité, identité qu’ils revendiquent (cf Michel Foucault). On ne saurait dès lors ignorer la constitution pulsionnelle contradictoire et symbolique de tout sujet. J’ajoute aussitôt, que la lutte contre un système de domination ne peut pas se mener, avec l’illusion infantile qu’un jour le genre humain serait en paix avec lui-même, et que nous vivrons “heureux,” c’est-à-dire à jamais pacifiés, dans une société sans antagonismes, transparente à elle-même! Autant dire morts au désir et à la rencontre, robotisé(e)s, réduites à nos seuls besoins (que la structure aura planifiés). La liberté et l‘égalité seront toujours à conquérir dans n’importe quel mode de production et le bonheur n’est un état que par contraste. Il y aura toujours de l’Autre, sous la forme même de l’inconscient comme limite à ma toute-puissance, heurt du réel, pris lui-même dans la matérialité des relations sociales. A moins de rêver d’une jouissance de petits egos sans limite, qui ne rêvent d’égalité, que pour récuser tout assujettissement même au langage, même à la transmission! Ne confondons pas égalité sociale et neutralisation des tensions, des contradictions... La vie comme Eros, ne saurait se penser sans la destruction et la mort, c’est pour cela qu’elle est vivante. La psychanalyse nous apporte cette force de désillusionnement.

 

Les femmes ne sauraient se concevoir elles-mêmes, seulement comme des victimes. Mais comme sujets désirant qui, dans leur souffrance, reproduisent sans le savoir le pouvoir qui les soumet, et mettent en place des systèmes de pouvoir compensatoires tout aussi redoutables, et en même temps des systèmes de contournement et d’invention. Car ce qui nous soumet nous donne tout aussi bien des repères identificatoires et des places constituantes, alors on y tient, on en joue, on les subvertit. C’est pour cela que la bataille idéologique dépasse la simple opposition ou la seule “résistance à”. Se mettre en mouvement vers- au-delà de l’accusation et des droits à obtenir-, c’est mettre une pensée au travail qui soit soutenue par une pratique de la “diffenciation maximale” (D.Sibony).

 

Une pensée se met au travail lorsqu’elle est portée par le désir. Et le désir ne surgit que là où ça fait écart avec la norme dans laquelle se meut l’individu. Là où quelque chose d’inconnu se risque, qui nous sépare de nous-même, fait jouer une scission et donc un élan. Le désir concerne l’au-delà du besoin, même s’il s’appuie sur lui. Il est en excés sur le besoin et rabattre le sujet sur ses “besoins” c’est le rabattre sur son animalité et même dirait Marx sur sa “bestialité” (sur un réel réduit au corps brut). Parcequ’il creuse un au-delà, le désir porte loin, force le chemin, disjoint la nécessité, alors que dans le besoin nous sommes collés à l’immédiat, collés à la manipulation des urgences à “combler”, au détriment d’une stratégie portée par des luttes. C’est bien pourquoi le capitalisme cherche à nous réduire à des besoins, en “montant” des objets qui semblent répondre à un désir fondamental de créativité et de liberté, alors qu’ils sont au service d’un processus d’assujettissement (dans le culte de l’appropration infinie), qui a pour corollaire une forme de “gavage”, appelée à nous soustraire de la parole. Mais le capitalisme a compris quelque chose du désir(comme jouissance), tandis que que la “gauche”, toujours bien-pensante et sage (petite-bourgeoise), n’y voit que du feu. Alors même qu’il est question d’un désir plus fondamental, de ce désir qui manifeste ce besoin vital, spécifique au sujet humain, de remettre toujours tout en question, jusqu’à la vie elle-même pour pouvoir relancer la vie, lorsqu’elle se trouve menacée dans ses fondements. Dés lors il ne s’agit pas tant de quelque chose à avoir (un objet, un espace, une place... ) que d’un mouvement qui nous divise indéfiniment. Pas tant d’une “réappropriation” de ce qui nous a été soi-disant enlevé, que d’une réinvention. Pas tant d’un objet enfin retrouvé qui nous comblerait ( cet imaginaire du communisme reprend l’idéologie du gavage), que d’un “risque à courir” (Freud).

 

Ainsi des appels de la gauche à lutter contre l’”austérité”, qui réduit la perception des individus à leur soi-disant besoins matériels. Nous bloquons le désir dans la plainte, la réclamation, le simple constat du malheur qui nous est fait. Croire que l’on peut mobiliser sur les seules “revendications” économiques (encore que la notion d’austérité est si vague, qu’il rejoint le langage consumériste) ou juridique est une illusion. Il y faut au contraire, le soutien d’ une perspective politique, idéologique, qui ne s’en tient pas à vouloir aménager ou améliorer le système mais qui, prenant appui sur les contradictions du système, porte le mouvement des luttes au bord extême d’un franchissement. Dans la portée d’une “brisure”, d’une destruction vivifiante où l’on se constitue soi-même, où se constitue la force d’un mouvement qui ne peut se développer sans enthousiasme (Rappelons Kant et son jugement sur la révolution française). Telle fut la Commune de Paris et les révolutions décisives du Xxe siècle (1917, la révolution espagnole...), C’est l’”apparaître” d’un mouvement autonome, d’un mouvement constituant sa propre puissance, là où on ne l’attendait pas, qui a inscrit le féminisme dans l’espace public et privé. Et cette puissance était en même temps liée à la puissance d’un mouvement social et politique qui s’est pourtant arrêté à chaque période historique, devant la possibilité d’un franchissement révolutionnaire. De là vient notre désespérance, et pas seulement du triomphe du capitalisme. Car le capitalisme n’a triomphé que porté par les reculs incessants des partis de gauche dits opposés, mais dont l’opposition a joué la carte de l’intégration bien comprise, acculant les masses au désespoir lorsque, confrontées à une situation extrême, on propose de contenir et non de rompre (la rupture étant de semblant dans le discours). D’où, en partie aujourd’hui, la montée du FN.

 

Constituer sa propre force ne va pas sans cruauté, c’est-à-dire sans capacité à affronter le réel tel qu’il est dans sa violence, sans l’analyse lucide du niveau de la lutte des classes dont nous sommes nous-mêmes responsables, sans bilan donc du mouvement féministe. Bilan veut dire, non pas comptabilité des acquis et des reculs, mais analyse de notre stratégie d’ensemble par rapport au rapports de force actuels. Ce qui veut dire être capable de penser l’articulation des différentes instances de la réalité sociale: économique/politique/idéologique et la manière dont nous avons mené la bataille sur tous ces fronts. Analyser la conjoncture n’est pas relever des éléments épars et s’en tenir à une énumération (paresse de l’esprit qui laisse le langage spontané de l’idéologie mener la danse, puisqu’on en n’ analyse pas la fonction, le fonctionnement et l’emprise qu’il a sur nous), mais comme l’écrit Althusser comprendre “leur système contradictoire qui pose le problème politique et désigne sa solution historique, et en fait ipso fact un objectif politique, une tache pratique”(Machiavel et nous, 62); Analyser leur système contradictoire c’est en dégager les enjeux et donc définir notre stratégie. À partir de laquelle notre pratique quotidienne prend sens et se construit sur le long terme. Alors peut se préciser à chaque fois une dialectique entre luttes pour des réformes immédiates, participation aux mobilisations et lutte politique et idéologique révolutionnaire.

 

Dans quels rapports de forces avons-nous à construire ce mouvement?  je l’ai dit, dans un rapport de force nettement en notre défaveur, dans le constat de nos défaites et de la reprise en mains vigoureuse par le capital (étant entendu qu’il n’avait jamais perdu la main). Nous ne sommes visibles qu’à la marge, avec pour conséquences d’avoir à s’essoufler pour maintenir un statu quo, qui lui-même s’amenuise. L’économique a pris le dessus, et notre intégration dans les institutions étatiques et européennes, nous a peu à peu étouffées dans le discours dominant de la gauche, qui s’évertue à croire qu’en se tenant sur le terrain de l’adversaire, elle pourra élargir ses marges de manoeuvre. Ainsi de l’illusion de pouvoir changer les fondements de l’Europe! Alors même que nous n’avons aucune prise sur nos propres Etats -ou du moins à la marge, ce qui ne change rien au processus général- et que l’Union Européenne reste inébranlable par rapport à nos mobilisations, verrouillant et accélérant ses réformes. Le réformisme de la gauche ne lui fait pas peur, mais accentue le sentiment d’impuissance, la démocratie n’étant remise en cause que dans ses manquements et non dans sa fondation.

 

Cette impuissance n’a d’égal que notre croyance, toujours renouvelée, en l’imminence de la crise finale que nous analysons comme l’impasse du capitalisme libéral (qui au contraire se porte très bien), et sur la force des soulèvements populaires. Or les mouvements populaires sont eux-mêmes étouffés, cadenassés par la stratégie d’intégration des partis et syndicats, et leur rejet de tout processus révolutionnaire qui poserait la question du communisme comme forme actuelle d’une rupture pour abolir l’état existant. Nous voyons bien là comment nous restons asservis aux interdictions de penser édictées par la pensée “unique”. Comme le féminisme n’est lui-même cité que pour référence, n’ouvrant aucune réflexion d’ensemble. On peut dire que l’idéologie dominante s’est implantée avec succès et que nous la soutenons en voulant ne rien en savoir. Nous sommes pour l’instant enfermé(e)s dans l’horizon idéologique imposé par la bourgeoisie et le capitalisme. Pourtant l’état des contradictions économiques et sociales, leur répercussion extrême sur les peuples, nous poussent à poser de manière la plus radicale la question du franchissement. C’est sur cette frontière que nous hésitons, reculons à nouveau.

 

Tirons les leçons: on ne peut simplement répondre aux urgences et soutenir en ordre dispersé telle et telle bataille, sans avoir une analyse d’ensemble qui nous permette de porter prioritairement nos efforts sur le maillon le plus faible: notre absence d’analyse théorique et notre refus de penser la forme d’une organisation. Notre rabachage sur l’austérité, l’état de l’économie, le recul des droits acquis, etc... ressemble plus à des banalités de constat qu’à une analyses réelle du rapport de forces.... Car revendiquer, manifester, sans comprendre les enjeux politique et idéologique d’une situation, et dégager un chemin, c’est renforcer la dépression des peuples. Aujourd’hui manifester ne sert à rien, sans une position radicale qui, au-delà de la demande à l’Autre, soit constitution de la puissance.

 

Qu’est-ce qui nous manque? Une théorisation des enjeux idéologique et politique qui se jouent sur la scène nationale et internationale liés à la stratégie du capital. Cette théorisation inclue l’ analyse du nouage entre, processus économique, devenir des Etats et des institutions, rapports de forces internationaux, discours et pratiques idéologiques...Nouer ainsi les différentes instances du mode production capitaliste, pour comprendre la force de son expansion (et non se contenter de dire qu’il est en crise!). Mais pour faire cette analyse il nous faut éclaircir nos positions et analyser l’idéologie que nous soutenons. A partir de quel champ de pensée parlons-Nous? Comment allons-nous définir notre action? Si c’est avant tout comme mouvement, alors ce sont les idées qu’il veut faire passer, soutenir qui importent et qui définira la manière dont nous participerons aux mobilisations surgies des luttes sur le terrain, le type d’alliance à passer avec telle ou telle organisation. Si c’est une perspective révolutionnaire, à nous de développer une pratique, de construire ce mouvement en lui donnant du souffle.

 

Mettre en avant la participation aux institutions comme stratégie primordiale, nous fait faire l’impasse sur la question idéologique et la mobilisation de masse. Comme nous ne sommes pas dans un rapport de forces favorable, cette participation demande une énergie épuisante pour peu de résultats. Elle nous fragilise dans notre capacité à penser les bases de notre stratégie, et les fins réelles que nous nous donnons. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas participer aux institutions politiques. Au moins pour se faire entendre et pour profiter d’un poste d’observation et de contact, rester dans la lutte à tous les niveaux. C’est un relais nécessaire. Mais nous serons de plus en plus inaudibles, découragées, si nous ne subordonnons pas notre participation au travail théorique, à la bataille idéologique et au rassemblement sur le terrain qui vise à constituer un mouvement indépendant des instances étatiques nationales aussi bien qu’européennes. C’est un travail de longue haleine. Alors il nous faut changer la manière dont nous pensons le temps, la temporalité dans laquelle nous vivons, nous arracher à l’angoisse d’avoir toujours à combler l’immédiat. Il y a un activisme préjudiciable aux causes mêmes que nous défendons. Le temps de la réflexion et de la construction est un temps désormais impossible à contourner. A moins de vouloir continuer à foncer tête baissée vers le désastre en croyant toujours “bien faire”, naturellement!

 

Encore un mot. Vouloir mener la lutte dans le seul espace européen c’est encore être en retard sur l’histoire. L’Union européenne a été et restera une construction des grandes puissances et des américains. C’est un espace géopolitique défini pour le marché capitaliste et pour peser dans le rapport de forces avec le reste du monde. C’est un découpage qui nous aveugle sur l’extension réelle des luttes. Or un combat révolutionnaire ne peut être qu’international, car le capitalisme comme le système patriarcal sont internationaux, avec pour chaque pays une implantation spécifique -(la notion de mondialisation est un point de vue du capital et reflète sa stratégie. Elle unifie sous un seul système là où il faut distinguer, diviser, relier selon les rapports de force)- et on ne saurait comprendre les enjeux politiques qu’au niveau international. L’internationalisme définit une stratégie de relations avec les peuples, avec tous les opprimé(e)s, les exploité(es) et les exclu(e)s des nations du monde. C’est à partir de là que nous pouvons déplacer les rapports de force, intégrer, penser la construction d’une puissance. L’Europe est une partie du monde composée elle-même de peuples très différents où chaque Etat, joue une partie bien précise, par rapport à la domination que l’Union européenne veut imposer. Il nous faut donc comprendre cette stratégie d’ensemble et nous déplacer vers la création d’une force nouvelle en nous liant à ceux et celles qui luttent et inventent sur le terrain, sans oser pourtant imposer encore la sortie de terrain.

 

Nicole-Edith Thevenin

Philosophe, psychanalyste

 

(1)Féminisme et marxisme, journées “elles voient rouge”, 29 et 30 novembre 1980, Ed.Tierce,1981.Ce livre est la transcription des débats engagés pendant 2 jours de colloque, entre les différentes tendances du Mouvement de libération des femmes. Transcription exceptionnelle qui garde la mémoire de discussions riches qui garde toute son actualité et plus encore.

(2) Sandrine Moeschler: Les représentations du féminisme, Université de Genève, 2007 travail de fin de Certificat en Etudes générales;

 

(3) Voir Nicole-Edith Thevenin, Le Prince et l’Hypocrite,ethique, politique et pulsions de mort, Ed.Syllepse (2011). Livre consacré à l’analyse de cette prise réciproque à partir des écrits de Marx et de Freud.

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NOTRE ANALYSE DE CETTE PRISE DE PARTI

Les interventions de Nicole Edith Thévenin ne laissent jamais indifférent, elle continue d’être une source importante de référence pour le mouvement ouvrier et révolutionnaire français en même temps que le mouvement féministe.

 

Son intervention en Italie en 2013 publiée sur le site de Monika Karbowska ouvre à une possible lecture des causes réelles et sérieuses de l’opposition entre féminisme bourgeois et féminisme de lutte de classe.

 

Par son approche psychanalytique du concept de « Pouvoir » et ses effets de domination. Elle assure un possible fondement théorique à ce que pourrait construire par exemple une « Association Nationale des Communistes », association qui se cherche aujourd'hui et qui souhaite fédérer un ensemble d'individualités se voulant opposer au "système". La problématique de N.E Thévenin en ce sens qu’elle ne cherche pas à constituer une nouvelle institution, un Appareil Idéologique d’Etat, luttant pour acquérir le pouvoir, du pouvoir, mais pour interroger et questionner tous les pouvoirs, offre une solution féministe à ce questionnement.

 

Elle est aujourd’hui totalement en phase avec la remise en cause par notre peuple des partis politiques et du jeu institutionnel, pour cet accaparement. Son interrogation est donc moderne, même si son fondement me le semble un peu moins.

 

Sur de nombreux thèmes abordés par ce texte, je reste en accord avec elle, je n’oublie pas le rôle extrêmement positif qu’elle joua dans les années 70, pour l’émergence d’un courant communiste féministe et contre l’abandon de la dictature du prolétariat.

 

Mais j’ai aussi des divergences et je trouve que depuis des années elle s’est trop rapprochée des mouvementistes, au nom de la désaliénation et de la libération du « sujet », ici la libération de la femme. C’est pourquoi bien qu’elle s’en défende, elle réintroduit tous les concepts qui ont fait l’objet de la critique althussérienne. Par exemple, La « dictature du prolétariat » comme phase courte entre capitalisme et socialisme, mais mieux encore la D.D.P comme libération de tous les sujets sociaux, car par opposition dans sa construction théorique la Dictature de la Bourgeoisie, dont elle ne dit pas un mot, ne devient que l’expression symbolique de la survivance de la forme patriarcale du premier mode de production , la société primitive, qui a vu les femmes devenir les premiers objets d’appropriation de la part des hommes.

 

Ce qui se maintient pour elle de fondamentale dans la D.D.B, c’est sa forme primitive de pouvoir masculin. mais reconnaissons le, comme effet de structure.

 

Résumons, selon moi, ses positions :

 

Le mouvement féministe très affaibli tourne en rond, il s’agit de le relancer, mais sur quelle base ?

 

La question centrale du féminisme révolutionnaire a été perdue, celle de la mise en mouvement en deçà et au-delà du droit, celle non pas des places dans la structure mais de la structure elle-même, la structure patriarcale.

 

Le féminisme classique maintient un fétichisme de l’économie et du juridisme, il lutte plus pour l’intégration dans un cadre donné que pour la remise en cause de ce cadre (L’Etat et sa démocratie) et donc toute avancée dans ce cadre est un progrès qui ne résout pas le problème.

 

Depuis la commune de Paris le mouvement ouvrier devrait savoir que la lutte ne s’opère plus pour la prise du pouvoir, mais pour la remise en cause de toutes les formes de pouvoir, l’extension de la démocratie réelle contre toutes les dominations. C’est l’expression réelle de « la dictature du prolétariat », le communisme ne donne pas le pouvoir à une classe mais met fin à la domination de toutes les classes. Le féminisme ne donne pas le pouvoir aux femmes, il met fin à toute forme de pouvoir d’un sexe sur l’autre. Revendiquer la parité c’est vouloir partager le pouvoir, or le pouvoir est le problème.

 

Les rapports de sexes :

La structure patriarcale est la première forme de domination elle est appropriation du corps sexué, elle traverse tous les autres modes de production en se maintenant dans leurs formes d’organisation, cela fait des femmes une classe exploitée à travers tous les modes de production de classes. Le capitalisme intègre la structure patriarcale en divisant le salariat et en faisant de la femme du prolétaire celle chargée de reproduire sa force de travail. La lutte contre le patriarcat surdétermine toutes les autres luttes, c’est une lutte des subjectivités contre tous les systèmes, c’est un point de vue « hors » système, il s’agit de penser la dialectique subjective de la révolution, dans le processus d’ensemble.

 

La domination s’exerce par effet de structure à travers le patriarcat empêchant le sujet d’accéder à sa liberté.

 

  « Donc on se focalise sur ce qui concerne les femmes en tant que groupe, catégorie “défavorisée”, sans comprendre la relation sociale qui définit leur rôle et leur identité ainsi que leur statut, sans voir le lien à l’ensemble. La question des femmes reste donc localisée à certains problèmes. Or lorsqu’ on parle de “relations sociales” on ne parle par de relations interindividuelles, mais de relations de production au sens marxiste du terme, fondées sur des rapports de production spécifiques qui déterminent les relations interindividuelles.

 

Que les hommes en tirent profit et jouissance parce qu’ils occupent une place de pouvoir, c’est la force de constitution subjective d’un mode de production, qui fait que les hommes reproduisent ce mode par eux-mêmes, escamotant ainsi la réalité de leur propre condition, leur soumission à la figure d’un Maître.

 

l’être humain homme comme femme est un être de désir que rien ne satisfait hors la mise en œuvre de « besoins » à travers un système. C’est une des dominations du capitalisme d’offrir au désir une multitude d’objets prétendant satisfaire à un besoin.

 

Et le communisme de la satisfaction des besoins, tant à nier le renouvellement de la pulsion de désir.

 

La lutte contre l’austérité est de ce point de vue une lutte sans solutions puisqu’il s’agit de courir derrière une profusion d’objets. »

 

D’un point de vue économique, le point de vue de Thévenin, nous ramène des années en arrière dans la confrontation qui s’est opérée entre l’économie politique marxiste et l’économie politique du signe (Attali et Baudrillard), pour eux ce qui mouvait le signe c’est le désir, la lutte des « marxistes » sur le besoin et contre l’austérité faisait donc fausse route.

 

La lecture psychanalytique de la lutte des classes, introduit un biais qui s’oppose à la logique même de Marx, présupposant une « classe » femmes comme le reconnait elle - même,Thévenin, qui surdétermine la lutte des classes en ce sens que le marxisme affirme qu’il existe principalement deux camps qui traversent non pas les genres mais les places dans la production.

 

La lutte des classes vue par le biais du genre masculin se réduit dans l’approche psychanalytique à une lutte pour le « pouvoir » comme sujet politique, comme fondatrice d’un « Etat » d’états.

 

La sous-estimation de la lutte pour les besoins fait que la solidarité qui existe au sein des prolétaires (hommes et femmes) vis-à-vis de toute la bourgeoisie (hommes et femmes) est moins déterminante que celle qui existe entre hommes d’un côté et femmes de l’autre. Entrer dans lutte des classes par le biais du psychisme introduit une déformation ou la nature économique du système est rabattue à une pure instance pulsionnelle. On ne comprend plus l’analyse de Marx et l’importance qu’il accorde à l’analyse économique des modes de production. A l’émergence des surplus, qu’il n’articule absolument pas à une division en genre. 

 

Si Engels dans « L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat » met bien en avant que ce qui distingue, au stade primitif, les sociétés agraires des sociétés pastorales, c’est que la femme dans le pastoralisme est ramenée en tant qu’être vivant au statut de l’animalité et est susceptible d être vendue ou échangée, introduisant ainsi notamment dans les espaces désertiques : la polygamie. Alexandra Kollontaï elle aussi, insiste sur la régression du statut des femmes dans le passage du stade de la cueillette à celui du pastoralisme, mais les deux considèrent que la solution se tient dans une modification du mode de production par une révolution de l'emploi du travail.

 

Avec la camarade Thévenin le désir de maîtrise du corps de la femme, devient pure instance pulsionnelle de maximisation de la jouissance par domination. C’est ce mécanisme qui est le moteur caché de l’effet structure du patriarcat et sa volonté de pouvoir. Comme avec la plupart des féministes, elle ne prend pas en compte la reproduction, elle rate la dimension biologique de l’obligation d’échange des femmes dans les communautés restreintes, alors qu' Engels lui en parle. Au mieux retient-elle l’ordre symbolique de la structure et de la fonction dans la société primitive à qui elle offre un débouché psychanalytique.

 

 

Pour nous ce texte est une approche libertaire des contradictions de sexes conduit par une surdétermination de la pulsion de désir qui fait la singularité de toute subjectivité humaine.

 

Il place la contradiction hommes/femmes comme moment fondateur de la structure patriarcale, cœur de la dynamique des modes de production que chaque stade s’approprie pour se renouveler en une logique systémique.  Il y a un invariant à travers tous les modes de production, c’est la « classe » femmes comme l’appelle Thévenin, en tant qu’elles participent du renouvellement du pouvoir des hommes, en tant que ce « pouvoir » est objet d’un désir suprême éprouvé par tous les êtres humains, contribuant largement à dévoyer la lutte des femmes, en les conduisant à ne souhaiter qu’une lutte pour le partage du pouvoir. La lutte de libération du système passe donc par la lutte de libération des subjectivités vis-à-vis de la pulsion de désir (pulsion de vie), que ne peut satisfaire une illusoire approche en termes de besoins (pulsion de mort).

 

La libération de la femme est d’abord une libération du genre humain qui passe par un lâcher prise sur une lutte de répartition du pouvoir.

 

L’entrée dans la forme instituante de ce discours s’élabore au moyen d’une surdétermination par le psychisme, la reproduction du système s’opère par l’insatiabilité du désir qu’aucune mise en œuvre de satisfaction des besoins ne peut satisfaire. Cet idéalisme de la cause absente permet effectivement une séparation entre genres. On peut s’interroger sur la dimension « marxiste » d’une telle approche, effectivement il y a bien reproduction, mais peut-on parler de rapports de production. L’absence d’une cause extérieure (la production d’un surplus) donne à cette reproduction un caractère idéaliste de pulsions psychiques, sans lien avec des besoins physiologiques. L’homme asservie la femme dans sa fonction biologique mais sans qu’il existe aucun déterminisme autre que symbolique. C’est l’idée même de famille qui disparaît chez Thévenin , la structure patriarcale se réduit à l’imposition d’une masculinité, face à la négation d’une féminité ( ce en quoi et bien qu’elle s’en défende, elle réduit bien le patriarcat à un face à face entre deux figures subjectives mues par des pulsions, une intersubjectivité). C’est sans doute pourquoi, la place de l’enfant est absente d’une telle approche, mais aussi la caractérisation marxiste du salaire comme reproduction familiale de la force de travail, et non du seul salarié mâle. Il y a classe des « femmes », parce qu’il y a au delà des classes qualifiées (reconnues) exploitation masquée du genre féminin par le genre masculin. La femme de l’ouvrier est la prolétaire du prolétaire. Nous avons montré dans l’article consacré à Alexandra Kollontaï que cette approche n’était pas marxiste au sens économique du terme et qu’elle avait joué un rôle de désagrégation de la problématique marxiste dans le pôle du mouvementisme « féministe ».

 

Il est évident que si on introduit la femme de l’ouvrier voire l’ouvrière par son psychisme inconscient dans une construction théorique, la nécessité devient obsolète et elle se retrouve sur une même scène « maître » ou ne se joue plus que des pulsions subjectives. 

 

La camarade Thévenin partage avec nous le désir de voir s’éteindre l’Etat et la lutte pour son accaparement dans la mesure où elle réactive la problématique du « pouvoir » comme forme instituante de domination. Elle rappelle et articule fort brillamment la problématique du sujet de droit, comme forme d’individuation soumise à ce type de problématique. En ce sens on peut dire que sa critique de l’autorité de l’Etat rejoint bien la critique du patriarcat comme  première instance de la propriété privée, mais elle réduit l’Etat aux rapports de propriété en oubliant que le marxisme, qui ne peut pas être mû par les seules forces productives, pose aussi la question de la division du travail et de la loi de la valeur, au travers du concept de formation sociale que recouvre incomplètement la figure « mère » de la nation.

 

La camarade Thévenin veut donc l’effacement de la figure paternelle de l’autorité « l’état de L’Etat »,  mais comme elle ne souhaite pas lui substituer la figure maternelle de la « Nation », qui l’obligerait à prendre en compte la question de la reproduction (remise en cause aujourd’hui par les féministes, avec l’imposition d un idéal type du transgenre et l’affirmation du caractère idéologique du genre sexué à travers son statut de droit), elle en vient naturellement, comme tous les réformistes, à nier la spécificité du capitalisme comme société de classes (vis-à-vis des sociétés de classes antérieures). C’est-à-dire à ignorer la forme spécifique de la loi de la valeur comme moteur de la division du travail (plus-value absolue et plus-value relative) dans le capitalisme développé et à réduire le combat  pour une simple théorie de la répartition salaires/profits, un partage, pour une désaliénation de la marchandisation des rapports humains, qui elle remonte bien aux sociétés antiques, et aux premiers marchés.

 

L’objet femme dans le pastoralisme est équivalent général, elle est forme élémentaire de la monnaie- signe, elle est bien un coquillage (Botticelli). Si on confond la monnaie « A » avec la marchandise « M », on peut réduire le circuit à la forme A-M-A (effectivement l’argent ne se mange pas, il est symbole, il est instance, il est pouvoir, et dans la forme moderne du crédit il est signe, il s’efface)) , mais on peut tout aussi bien considérer le circuit sous sa forme : M-A-M où ce circuit se clôt par une consommation reproductive, de la force de travail, mais aussi du petit « d’homme », plus exactement du petit du couple, car cela se fait à deux , et donc de la face physiologique de l’existence des sociétés humaines. Valoriser l’individu au nom de « sa » libération au dépend du groupe, vise à l’individualisme, même s’il prend le masque de l’individuation. C’est pourquoi le psychologisme du « je » n’est pas au regard du marxisme, la solution et pour ce qui concerne le féminisme, il vise in fine à masquer les contradictions qui minent le camp féministe entre exploiteuses et exploitées.

 

Thévenin partage avec le courant « communisme » du sujet des stades républicains et social-démocrates que la fonction révolutionnaire est d’aboutir à une société où les classes sociales ont disparu. Et donc de mettre en œuvre dès le socialisme une société ou c’est l’individu dégagé de son enveloppe socio-économique qui doit être valorisé.

 

Nous considérons que ce positionnement encore englué dans l’idéologie républicano-social-démocrate, ne rompt pas quant au fonds avec l’idéal d’une individualité hors système économique, hors aliénation économique, marchandisation etc. Alors que l’analyse marxiste et léniniste ne prétend pas à cette situation. Sous le socialisme où la loi de la valeur continue de jouer, la rupture historique n’est pas avec la marchandisation et le profit, elle est avec la plus-value et l’existence de la bourgeoisie. Il y a donc bien nécessité d’aboutir à une domination particulière, celle de classe ouvrière. Mais une domination qui se dévore elle-même en faisant de tout actif, un actif productif, un membre de la classe ouvrière, pour faire s’éteindre la division du travail entre dominant et dominé, entre instituant et institué, entre membre de l’appareil d’Etat et membre de la société civile.

 

Dans la mesure où le surplus devient l’objectif des sociétés de classes et même du communisme, parce qu’il met à l’abri du règne de la nécessité, le besoin (se loger, se former, se soigner, se nourrir etc.) est au cœur de la reproduction, et ce qui manque chez Thevenin c’est une approche économique marxiste et pas seulement psychanalytique de la reproduction.

 

Ce qui est psychanalytique et désir c’est la forme que prend le besoin dans sa déclinaison de son expression dans les différents modes de production. Ex : se déplacer ( à pied, à cheval, en voiture (quelle voiture ?), etc.), la forme sous la quelle il se reproduit, mais le besoin est là.

 

 

Il ne faut donc pas nier la figure instituante de la phase de transition, l’Etat existe sous le socialisme, il est donc pouvoir. Et c’est pourquoi, le stade des partis n’est nullement dépassé et il ne le sera surtout pas par des rassemblements qui seraient eux mus par des pulsions relationnelles de subjectivités hypertrophiées, un remake de A-M-A se prenant pour A-M-A’ par une « mise en Marche, d’insoumis ».

 

Notre divergence avec Thévenin, comme avec toutes les tentatives d’instituer un sujet tout puissant, « l’unique est sa propriété » disait déjà l’anarchiste Max Stirner, provient du désaccord que nous avons sur l’enchaînement des modes de production et sur les valeurs portées par les classes sociales. Si le stade capitaliste est conduit par l’idéologie dominante capitaliste et bourgeoise, quelle est la tâche de la révolution prolétarienne ?

 

La tâche de « la dictature du prolétariat » nous dit-elle, dont la Commune de Paris est l’expression la plus pure, est de mettre fin à toutes les dominations de classes et donc d’en finir avec les classes, par le biais d’une remise en cause du « pouvoir » et d’un lâché prise d’une volonté de domination.

Pour nous l’expérience de la Commune comme de la révolution russe ne prouve pas qu’il y ait domination de la classe des exploités, mais bien domination d’une structure Etat-Parti « Commune » ou « Soviets » prétendant « représenter » cette même classe, il y a bien domination d’un appareil dont l’essentiel est composé d’individus qui ne sont pas clairement des membres de la catégorie des exploités, mais bien souvent des professionnels de la politique. C’est pourquoi en affirmant que les sociétés de l’Est n’étaient pas communistes, Thevenin ne fait qu’enfoncer des portes ouvertes. Aucune organisation communiste n’a d’ailleurs jamais affirmé, que ce qui s’instaurait à l’Est c’était le communisme, même les partis communistes officiels. Ils prétendaient construire le socialisme et pas le communisme, au moins sur une longue période, ce qui a abouti à la perversion de vouloir transformer le socialisme en mode de production, de lui trouver une logique propre et donc d’éterniser l’Etat. Le communisme restait un horizon qu’un jour ces sociétés atteindraient. Mais ce qui a disparu de la problématique des partis c’est comment on y parvient.

 

Nous avons montré sur notre site que l’existence de la division du travail, ne peut être remise en cause que par le partage des statuts des fonctions et des rôles. Cela prend du temps, c’est pourquoi L’Etat de la fonction publique comme macroéconomie ne peut être aboli immédiatement, mais qu’il doit s’éteindre, décliner. Bien sûr les partis communistes ont totalement oublié cela, et le nôtre en particulier a même oublié le concept de « socialisme », alors « transition ou mode de production ? », cette idée même lui passe totalement au dessus de la tête. Oui le parti communiste est englué dans le fétichisme des postes , et oui il n’a plus aucune analyse de comment se sortir d’une telle situation,  la délégation devient un objectif en soi et l’institutionnalisation, l’horizon indépassable de la démocratie, ce qui tourne le dos au communisme et à l’explication marxiste et léniniste de pourquoi l’Etat doit disparaître.

 

Tout ceci conduit dans l'univers bourgeois à ce que nombre de membres de partis, ne se pensent plus que comme « professionnels » de la politique (malheureusement cette déviation est aussi présente dans un certain marxisme tout comme dans un certain léninisme), alors que professionnaliser la politique, c’est la mort de la démocratie et de la citoyenneté comme expressions d’une agora qui refuse la division du travail et donc la professionnalisation et impose le turn-over, le mandat impératif etc.

 

Si dans le communisme nous pourrons être, demain : tantôt pécheur, tantôt peintre ou tantôt poète comme disait Marx, c’est que nous en auront fini avec la permanence de  l’institutionnalisation, comme structure et système, comme division du travail qui crée la professionnalisation et les hiérarchies.

 

Le problème est que cet aphorisme de Marx, qui n’est pas de lui mais des socialistes utopistes, prend tout son référentiel dans le hors travail ( alors que le travail c'est l'obligation de résultat pour les autres) au profit du loisir (activité tournée vers la jouissance personnel), d’où le sentiment que l’aboutissement du marxisme, c’est bien l’individuation, la production d'un sujet « unique » dégagé des contingences de la reproduction sociale au profit du seul désir de soi et pour soi, d’où sa face « noire » l’individualisme.  

 

Mais le passage du socialisme au communisme, ne peut se faire sur un simple claquement de doigt, ça c’est du gauchisme. La reproduction est la question des questions : de la vie et du besoin de vie, de soi mais aussi et surtout des autres. Et si « l’enfer, ce sont les autres » comme disait Sartre , c’est que le Sisyphe social ne peut nous épargner la « torture » du travail, qui est aussi reconnaissance de l’autre.

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